Qui a peur du grand méchant copyfraud ?

Qui a peur du grand méchant copyfraud ?

Vous vous êtes déjà retrouvé-e bloqué-e par une interdiction de photographier une oeuvre dans un musée ou de photocopier des oeuvres dans une bibliothèque ? 

 J'ai mis longtemps à comprendre que les oeuvres tombées dans le domaine public pouvaient être utilisées librement par n'importe qui.   

 J'avais trop bien imprimé cette interdiction (pas si légale) des musées qui tentent parfois de s'approprier le domaine public à coup d'interdictions et de menaces de poursuites...  

 Ces institutions ont-elles vraiment le droit de vous interdire de photographier ou d'utiliser commercialement des oeuvres issues du domaine public ? Comment contourner l'interdiction ?

SUR LA BOUTIQUE
Collection witchy

Collection de carnets et affiches d'art d'inspirations ésotériques imprimés en France 🇫🇷 sur un papier certifié FSC.

Cette illustration est dans le domaine public depuis le 1er janvier 2010 pourtant certaines bibliothèques numériques publiques réclament une "license" pour l'utiliser commercialementLittle Red Ridding Hood - extrait de The fairy tales of the Brothers Grimm de Arthur Rackham (1967-1939)⎥Source

 

"Je déteste les musées"

C'est comme ça que j'avais appelé un exposé pour mon cours d'histoire de l'art quand j'avais 20 ans.

J'y avais pointé un certain nombre de faiblesses et d'abus et ça avait choqué toute ma classe qui pensait naïvement que les musées étaient des institutions saintes qui ne cherchent qu'à conserver des oeuvres et oeuvrer pour le public.

Seul le professeur avait salué mon exposé.

Je revenais d'un voyage en Egypte où notre guide nous avait inlassablement répété, dans chaque temple visité "ici il y avait une statue magnifique qui terminait la perspective à la perfection, aujourd'hui elle est au musée du Louvre/au British museum/etc.."

Et ça m'avait profondément marquée.

En lançant ce projet sur le domaine public j'ai renoué avec cette détestation, cette main basse faite par les institutions, sur la culture, les oeuvres et le bien commun.

Sous couvert d'une - très souvent sincère - volonté de protéger, force est de constater que parfois, conserver rime avec enfermer et limiter des oeuvres au lieu de les laisser prendre leur envol.

Et en empêchant le public de faire un usage libre de cette bibliothèque qui appartient pourtant à tous qu'est le domaine public beaucoup d'institutions se livrent à ce qu'on appelle du copyfraud.


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La mention par l'université de Manchester"Images and Metadata made available for download are licensed under a Creative Commons Attribution-NonCommercial 4.0 International License" sur cette illustration relève du copyfraud ⎥La main alchimique - extrait d'un manuscrit d'alchimie du XVIIIe siècle et d'auteur inconnu - domaine public

Le copyfraud et le public

C'est souvent quand on est privé de quelque chose qu'on réalise combien on en avait besoin.

Moi j'ignorais tout du domaine public et quand j'ai découvert tous les biais par lesquels on essayait de nous en priver, j'ai décidé que c'était super important de le défendre.

Alors quand l'une d'entre vous m'a adressé ce message j'ai décidé d'écrire cet article :

"J'ai lu tes articles au sujet du domaine public, et j'ai trouvé cela très intéressant. Je suis allée fouiner et j'ai récupéré de très beaux documents dans les collections de musées européens et américains. Par contre, douche froide au niveau de la BNF : beaucoup de choses pour lesquelles il faut payer, et pas qu'un peu. Ils "contournent" la gratuité en appliquant des frais de gestion /mise à disposition, si j'ai bien compris. Mais bon, c'est juste un bémol, avec tes conseils j'ai récupéré des choses magnifiques que je n'aurais jamais eu l'idée d'aller chercher. Merci!"

Un élan de découverte et de créativité coupé comme ça vient me chatouiller l'envie de filer un coup de main.

Alors à toutes celles qui se sont pris la même douche froide sachez le : ce que fait la BNF ça s'appelle du copyfraud, c'est pas exactement illégal mais ça n'est pas légal non plus.

Voilà ce que nous en dit Wikipedia :

Un copyfraud est une déclaration de possession de droit d'auteur frauduleuse faite dans le but d'acquérir le contrôle d'une œuvre quelconque. 
Le copyfraud est très largement répandu. Il ne profite pas qu’au secteur privé : des institutions publiques y ont fréquemment recourt. Dans ce cas, la trahison à l’égard du public est double. Non seulement ces institutions enfreignent l’esprit du code de la propriété intellectuelle mais elles contreviennent à leur mission de service public : favoriser l’accessibilité du patrimoine culturel et scientifique.

Source

Mais je vais y revenir, laissez moi d'abord vous parler de ces musées qui ont décidé d'ouvrir et de promouvoir le domaine public avec militantisme, afin de vous convaincre que oui vous avez bien le droit de faire ce que vous voulez des oeuvres issues du domaine public sans payer quoi que ce soit.

La Dentellière (1669-1670) - Johannes Vermeer (1632-1675)⎥ Domaine public - mais que Le Louvre revendique comme étant "sous copyright" - Source

Des oeuvres sur des scooters et des iphones

Quand j'ai commencé ce projet il y a 2 ans j'ai passé beaucoup de temps sur les sites de 3 grands musées, pionniers en matière de partage de leurs collections numérisée avec le grand public.

La volonté affichée de proposer aux gens de télécharger ces oeuvres du domaine public pour en faire absolument ce qu'ils veulent était une posture assez inédite pour des musées.

A l'époque, la grande majorité des sites des musées affichaient un très véhément :

"Toute utilisation commerciale ou publication du matériel de ce site est strictement interdite."

Alors que ledit matériel était très souvent des oeuvres dans le domaine public depuis des dizaines voire des centaines d'années.

Mais sur les sites pionniers dont je parle, on trouve depuis un certain temps toute leur collection digitale, en téléchargement gratuit, illimité et en haute définition.

Ces 3 musées emblématiques pionniers sont :

Il y en a d'autres, mais ces musées sont des grands musées de renom et leur position a initié un réel mouvement de libération des oeuvres du domaine publique dont les musées possèdent souvent les exemplaires uniques.

Le Rijskmuseum pousse même depuis longtemps sa démonstration à l'extrême puisque quand on télécharge une oeuvre le site nous montre des tableaux placardés sur des iphones, voitures, T-shirts (à voir plus en détail ici)

La posture peut sembler grossière mais c'est suffisamment étonnant pour faire comprendre le fond : 

Une fois qu'une oeuvre est dans le domaine public vous pouvez en faire absolument ce que vous voulez (il y a des exceptions, mais globalement l'idée est là).

La posture du musée est claire

De nombreuses oeuvres du Rijksmuseum sont dans le domaine public. Cela signifie que le droit d'auteur n'est plus applicable et que ces oeuvres sont de propriété publique. Le public doit pouvoir en récolter les bénéfices. Vous pouvez donc utiliser les reproductions numériques de ces oeuvres du domaine public mis à disposition par le Rijksmuseum sans autorisation. A des fins commerciales également.


Ce même musée organise en ce moment une exposition Vermeer inédite (tous les tableaux sont habituellement disséminés au 4 coins du monde).

Et au vue de la position du musée sur le sujet du domaine public, Douglas McCarthy, (dont le sujet de prédilection est l'open access dans la culture) a recensé tous les tableaux et la politique de chaque musée qui est en leur possession* en matière de partage ou de copyright fictif revendiqué.

Très instructif... 

On y vois combien voit les musées Français et UK s'accrochent à leur copyright imaginaire.

*Rappelons qu'être le propriétaire d'une oeuvre  tombée dans le domaine public ne fait pas de vous le propriétaire d'un quelconque copyright, si l'oeuvre est dans le domaine public n'importe qui peut l'utiliser.

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Estampe Héron en hiver (1925 - 1936) par Ohara Koson (1877 - 1945) ⎥ Domaine public - en open access en haute définition sur le site du Rijskmuseum - Source

Mouvement de libération des oeuvres du domaine public

Ces 3 musées ont initié un réel mouvement, et ces dernières années on a vu de plus en plus de bibliothèques, universités et musées mettre en open access leurs collections digitales.

Notamment pendant la pandémie, où, pour donner accès aux gens aux musées nombreux sont ceux qui ont mis leurs collection digitales en ligne et ont décidé de suivre le mouvement en mettant les oeuvres dans le domaine public en open access.

Il y en a une liste longue comme le bras, et en 2020, dans le cadre du projet Europeana, les musées de la ville de Paris ont rejoint le mouvement.

On sent quand même qu'ils ont cédé avec difficulté avant de libérer ces oeuvres du domaine public, les fichiers n'étant pas vraiment en très haute définition et la notice qui accompagne chaque fichier téléchargé précisant :

Paris Musées encourage les utilisateurs à lui envoyer le ou les produits commerciaux, ou non, réalisés avec les oeuvres sous licence CCØ ou de lui signaler pour information toute réutilisation de ses fichiers.

"Encourager" étant ce qu'ils ont trouvé de plus compatible avec la loi pour maintenir une certaine pression sur les gens sans verser dans le copyfraud car de fait vous n'avez pas à les prévenir du tout si vous souhaitez faire un usage commercial d'oeuvres dans le domaine public.

Il n'y a pas vraiment de liste officielle de tous les musées qui proposent leurs collection en open access à télécharger, mais ma liste personnelle grossit de mois en mois avec plein de musées et de bibliothèques partout dans le monde.

Et si la France est à la traîne les choses bougent, grâce notamment au projet Europeana et aux nombreux acteurs de grandes institutions comme l'INHA qui défendent de plus en plus le droit du public.

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Tales of childhood : the ram (1900) - de Bror Anders Wikström (USA)⎥ Domaine public - mais que la Tulane Library revendique avec la notice "Physical rights are retained by the Louisiana Research Collection. Copyright is retained in accordance with U.S. copyright laws."- Source

Alors pourquoi le copyfraud existe toujours ?

Oui enfin : pourquoi réclamer des licenses abusives et priver le public de ce qui devrait normalement lui revenir de droit ? Pourquoi tant de musées se livrent encore à ces pratiques ?

D'abord cette idée de monopole ou de licenses abusives réclamées pour des oeuvres est à l'origine des premières lois en matière de droit d'auteur.

Le tout premier texte sur le droit d'auteur, le Copyright Act de 1710 était l'aboutissement en Grande Bretagne de la volonté de mettre fin au monopole que détenaient les imprimeurs sur la reproduction des oeuvres, notamment les grands textes de l'antiquité.

La volonté de privatiser ce qui devrait revenir au public est donc aussi si ce n'est plus ancienne que l'idée du droit d'auteur lui même.

Et comme le domaine public ne rapporte pas grand chose à pas grand monde il n'est pas toujours bien protégé, en France par exemple :

La grande fragilité du domaine public est son inexistence au sein du Code de Propriété Intellectuelle. Cette inexistence législative (et jurisprudentielle) le rend difficilement opposable sur le plan juridique au copyfraud puisque aucun texte n’est là pour le défendre spécifiquement.

Source

Ensuite, parce qu'il ne faut pas voir le mal partout, de nombreuses institutions pensent réellement qu'il faut protéger les oeuvres du public et du commerce et donc en restreindre l'accès autant que possible.

C'est en tous cas ce que j'ai pu lire dans une interview donnée par le Pr Mazzone à qui on doit le terme copyfraud en 2006 :

C'est mon travail de convaincre les détenteurs d'archives et autres institutions de les rendre disponibles sans notice de droits d'auteurs restrictifs ou autres types de restrictions d'utilisation. Et parfois ils ne pensent pas à mal, c'est une question d'éducation avec ceux qui détiennent ces matériaux en leur possession, et également avec les utilisateurs, de manière à ce qu'ils puissent comprendre leur légitimité à utiliser ces matériaux.

Source

Et enfin bien entendu, parce que beaucoup d'acteurs veulent privatiser ce bien commun depuis très longtemps et de différentes manières, et profitent de la méconnaissance du public à propos ce bien qui lui appartient.

C'est ce qui serait à l'origine du copyfraud de la BNF :

Dans un contexte de restriction budgétaire, les bibliothèques publiques sont contraintes de négocier des partenariats avec des entreprises privées. Or, pour les intéresser, elles proposent de plus en plus souvent des privatisations temporaires de contenus placés dans le domaine publique. Concrètement, pendant une durée de cinq à dix ans, l’investisseur dispose d’une sorte de privilège de commercialisation : les numérisations sont inaccessibles au public et cédées, moyennant finance, à des institutions ou des particuliers.

Source

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Chats noirs hurlants pendant que les sorcières volent au sabbat (1893) par Théophile Alexandre Steinlen (1859-1923)⎥ Domaine public - ouvrage sur lequel Gallica demande une redevance alors qu'il est en open access sur d'autres librairies en ligne.

Comment contourner le copyfraud ?

Tous les musées continuent donc à réclamer des licenses abusives.

Les musées français, anglais et italiens étant ceux qui retiennent le plus les oeuvres du domaine public dans leur giron.

Et on va pas se mentir : passer outre les mentions "légales" des sites de bibliothèques et de musées qui interdisent l'usage commercial (sans paiement de license) de leurs collections digitales a de quoi décourager.

Pour prendre l'exemple de la BNF dont les collections digitales sont disponibles sur Gallica (à voir ici) :

Vous disposez déjà de reproductions de documents de la BnF, du domaine public ou non, et vous souhaitez les utiliser dans une publication vendue. Ces utilisations commerciales sont soumises à autorisation et au paiement d’une redevance, indépendamment de celui d’éventuels travaux de reproduction des documents. Elles s’inscrivent dans le cadre de l’ordonnance n° 2015-1341 du 23 octobre 2015 (titre II du livre III du code des relations entre le public et l’administration).

Pourtant, ces licenses ou redevances réclamées sont basées sur des bidouilles juridiques douteuses, et des lois contestables. 

Vous avez donc des moyens de les contourner.

1/ Parce que c'est bancal

La première étant que le petit arsenal qui protègerait ces redevances est douteux et les institutions le savent bien.

Cet article très instructif du blog désert de sel, vous propose ainsi un petit guide pour vous tranquilliser avec le téléchargement des oeuvres sur le site de Gallica sans payer les licences abusives réclamées - je ne sais pas ce qu'il en est depuis la loi Valter de 2016 ceci dit.

la BnF ne s’appuie pas, sur le droit d’auteur pour faire payer les réutilisations commerciales des reproductions d’oeuvres, mais sur le droit des données publiques. Elle ne revendique pas le fait d’avoir produit de « nouvelles oeuvres » en numérisant ses collections, mais de générer des informations qui, en vertu de la loi dite Valter de 2016, peuvent donner lieu à l’établissement de redevances de réutilisation lorsqu’elles sont produites par des institutions culturelles.

Source

Pour autant, on voit très régulièrement des oeuvres numérisées sur Gallica apparaître sur d'autre sites comme wikisource et il n'y a aucune action en justice, action qui relancerait le débat sur cette loi obscure qui pourrait lui nuire.

Et il n'y a pas qu'en France, la National Portrait Gallery de Londres a plusieurs fois menacé différents sites de procès sans jamais passer à l'acte, notamment contre wikimedia (source)

Leur dispositif est donc avant tout dissuasif.

2/ Parce que c'est difficile à prouver 

La deuxième étant pour moi la meilleure : ces publications numérisés sont pour la majeure partie des documents qui existent en de nombreux exemplaires

Exemplaires que vous pourriez très bien avoir chez vous, ou qu'on retrouve sur bien d'autres bibliothèques en ligne pratiquant l'open access.

Il n'est pas bien difficile de récupérer les fichiers numériques de la BNF en haute def sans les leur demander (je vous laisse chercher des tutos sur google).

Et bon courage à la BNF pour prouver que le fichier vient de chez eux.

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Les étoiles dernières fééries (paru en 1849) de Jean-Jacques Grandville (1803-1847)⎥ Domaine public - ouvrage sur lequel Gallica demande une redevance alors qu'il est en open access sur d'autres librairies en ligne.

Vous hésitez ?

Comme je vous comprends.

Mais si vous bloquez parce que vous avez l'impression de voler une institution tranquillisez vous également : ce sont bien eux qui sont dans l'abus, pas vous.

Cet article très complet sur Actualitté "BnF : Vendre le domaine public n'est pas le rôle de ses gestionnaires" vous donnera de plus amples informations sur le sujet.

Et je terminerai cet article en citant ceux qui défendent le plus ardemment le domaine public et combattent le copyfraud en France :

Le fait que les droits d’auteur soient limités dans le temps permet de constituer un vaste ensemble d’oeuvres dans lequel les auteurs peuvent aller puiser pour trouver de l’inspiration et créer à nouveau. 
Ce cycle de la création rendu possible par la liberté offerte par le domaine public profite donc en réalité d’abord aux auteurs eux-mêmes et les usages commerciaux des oeuvres anciennes constituent en outre une façon de diffuser et de réactualiser ce patrimoine commun dans la mémoire collective. 
Entraver par une taxe la faculté de rééditer des livres, de traduire des textes, d’adapter des histoires en films, de réenregistrer de nouvelles interprétations de morceaux, etc., cela revient à méconnaître la part essentielle du domaine public dans la dynamique même de la création.

Calimaq

Il ne s’agit pas de léser qui que ce soit ; il s’agit seulement d’empêcher des voleurs d’accaparer des morceaux du domaine public. Chers collègues, la justice est un combat mené par nombre d’entre nous. En l’espèce, nous voulons empêcher que des escrocs accaparent ce qui appartient à tous en utilisant le copyfraud, c’est-à-dire en faisant payer des droits sur un bien qui ne leur appartient pas.

Isabelle Attard - secrétaire de la commission des Affaires culturelles et de l'Éducation de l'Assemblée nationale en 2013

Sources & infos

La notion de copyfraud est en constante évolution depuis qu'il a été mis sur la table en 2006 par Jason Mazzone dans son livre Copyfraud and Other Abuses of Intellectual Property Law.

Nos usages numériques ont remis sur le devant de la scène le domaine public et ceux qui veulent le restreindre voire le privatiser, la bataille est engagée depuis un certain temps déjà.

Une affaire à suivre permanente.

 

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